Ça ne va pas. J'avais déjà ressenti ce malaise, cette vacuité indéfinissable lorsque j'ai appris la morts de Louis Guillaume ou de Jean Malrieu. Ce geste de la main qui raie une adresse sur un agenda, pour cause de décès, je l'ai fait plusieurs fois depuis vingt ans, mais je ne saurai jamais biffer ainsi, avec désinvolture, d'un trait de crayon, toute une vie. Et pourtant, que sommes-nous ? Un mot au coin d'une enveloppe : décédé.
Les autres, Angèle Vannier non plus, je ne les connaissais pas, « en vrai » comme disent les enfants qui ne savent pas encore que la vérité d’une vie, c'est dans le poème qu'elle se trouve, je ne céderai pas a cette facilité de la formule. LA vérité, c'est un concept de prédicateur ou d'agent électoral. UNE vérité est dans le poème. Une autre vérité du poète est dans sa biographie. La cécité d'Angèle Vannier ou le travail obstiné de poète-artisan de Robert Delahaye ne sauraient être passés sous silence.
Robert Delahaye, je l'ai rencontré plusieurs fois, depuis 1954, où, avec Michel Velmans, il avait fait halte à la vieille maison d'école au Pallet où nous habitions alors. Il imprimait méticuleusement, sur une presse à épreuves, Alternances.
Sans doute n'est-il pas le premier à avoir imprimé, en amateur, une revue de poésie. (Qui est le premier ?) Il demeure, néanmoins, un exemple de ténacité et de travail bénévole. (Oserai-je ajouter que je sais de quoi je parle ?) Depuis 1933 - je n'étais pas né, et ce fait banal ne manque pas de moucher tout germe de superbe qui m’atteindrait pour avoir tenu le coup, pendant vingt ans - où paraissait, sous le titre du Lunain Bajocasse, sa première publication, il n'a cessé de « faire » des revues : Alternances, puis Présence de l'Ouest, ce titre qu'il nous avait demandé et qu'il avait repris, après que Jean Laroche l'eut donné à une de nos expositions, dans le hall de Presse-Océan, à Nantes, jadis déjà. Il n'a cessé d'œuvrer sur sa presse, ses casses, et sa table de façonneur. Ce n'eût été qu'une besogneuse et méritoire activité propre à bien remplir les temps libres d'un enseignant, si Robert n'avait montré qu'un talent de rimeur de salon.
Mais Robert Delahaye, comme Ang èle Vannier, est de ces poètes qui nous font entrer de plein pied dans leur monde qui n'est que le nôtre, transfigura parfois, souvent tout juste épuré, voire seulement choisi. Un moment de tendre complicité, un regard chaleureux, une parole, une présence perpétuée.
Les femmes poètes sont nombreuses. Angèle Vannier aura sûrement été une des plus surprenantes et familières à la fois, par cet onirisme luxuriant qui passe si bien au travers d'un texte fait pour le poème oral ( et l'on pourra rapprocher son Toute nue tu marchais vers la mer de La grande ballade le long de la mer de Norbert Lelubre qui, dans un registre différent, nous donne un aussi remarquable chant, un aussi riche lyrisme.)
Delahaye est de ceux qui savent convaincre le lecteur le moins pr éparé à percevoir la poésie que le poème est accessible à une saine sensibilité.
Michel-François Lavaur, novembre 1980