Au tournant de sa propre conscience...
La poésie corse
par Jacques Fusina
Que la littérature corse commence ou non avec S. VIALLE (I787-I86I) par ces onze strophes dites « A Sirinata di Scappinu » en langue du pays et insérées dans un ensemble versifié en italien, la « Dionomacchia », n'est sans doute pas aujourd'hui une question fondamentale.
De vieille souche latine, et fortement influencée par une histoire pour le moins perturbée, il était normal que la langue corse se dégageât difficilement de l’emprise de l'italien d'abord (au moins du toscan de Dante), de l'omnipotent .français ensuite. Elle a su préserver sa spécificité, et c'est l’essentiel. Elle se renouvelle et se bat aujourd'hui pour un officiel droit de cité: c’est bien la preuve qu1 elle entend vivre et regarder avertir avec espoir.
Ce qui fait sans aucun doute son originalité majeure, c'est son fonds oral : il s'appuie en effet sur le caractère d'un peuple qui a dû résister farouchement à toutes les invasions; et cette langue bénéficiant du relief tourmenté des « pievi » de l'intérieur de l'île, est restée très vivace, même si elle s'est considérablement abâtardie dans la période moderne de son histoire, mais c’est là une loi commune en linguistique... C'est d'ailleurs l’entrée en masse, dans les années 60, des allogènes, qui a été à 1!origine de cette prise de conscience, aujourd'hui très sensible dans tous les milieux, de la reconnaissance et de la sauvegarde du patrimoine culturel. Le bouillonnement, d'abord écologique, puis plus politiquement marqué, et jusqu'aux affrontements récents, n'a jamais laissé indifférents les intellectuels qui ont tenu justement à intégrer dès le début la revendication culturelle à la politique. Ainsi, une poignée de militants, autour des diverses organisations de lutte, dans l’île et dans la « diaspora » ont pris en charge la défense de la langue et son illustration, pratique et littéraire, par une création vivante et actualisée.
Ces militants d'aujourd'hui n’ignorent rien des figures de proue de la littérature d'hier. Ils savent ce qu’ils doivent aux pionniers du siècle dernier qui produisirent et firent connaître les fleurons de la corse naissante par des revues de grand intérêt qui ont ouvert notre anthologie.
Quelques textes, parmi les plus beaux, ont été périodiquement repris et amplifiés, par la musique et la chanson, et il faut insister sur le rôle que le disque a joué ( et continuera de jouer ) dans cette pénétration populaire de la poésie: il a sans doute constitué, malgré les inévitables fausses notes, un lien privilégié entre ce public, ouvert mais d'essence élitiste, qui était celui des lecteurs des revues littéraires du début du siècle (et même avant) et ce public plus jeune, plus mêlé, plus avide de connaître et de savoir, plus enthousiaste, qui lit le corse aujourd’hui. Car, même si l'adhésion de masse n’est point encore réussie (mais dans quel pays l’est-elle ? ), même si les difficultés .de la lecture nécessitent un apprentissage, même si les moyens scolaires et audio-visuels sont loin d'être ce qu'on en aurait pu attendre, même si des querelles d'individus ou de considérations théoriques vieillottes entravent parfois le développement des idées et leur réalisation, il n’en reste pas moins vrai que la production en langue corse ( livres scolaires, méthodes d' apprentissage, pages spécialisées de journaux ou: de magazines, revues strictement littéraires, disques. de poésie ou des chansons...) se vend et se vend bien , parce qu’elle représente un besoin réel de l’individu corse d'aujourd'hui
Les militants d’aujourd’hui n'ignorent rien de ce passé culturel lointain ou plus proche, qui éclaire et justifie leur action présente. Mais ils savent aussi que la littérature corse doit être capable de prendre ce tournant essentiel de toute littérature moderne, si elle veut survivre et devenir majeure. Il lui faudra pour cela définir son champ d'action, ses, outils, ses lignes de force. Il lui faudra rechercher des voies théoriques et se pourvoir des instruments d’une critique scientifique adaptée qui lui - ont longtemps fait défaut. Il lui faudra accepter, résolument, de sortir d'un folklore, parfois éculé, replié sur lui-même, pour emprunter les voies de pratiques plus dynamiques, pour tendre vers l'adéquation au monde d’aujourd'hui, sans renier quoi que ce soit d'une spécificité reconnue et acceptée sans complexe; en puisant au contraire dans l'authenticité d'une expression populaire et dans la justesse de son être.
Formuler ainsi des projets ou des ambitions suffit à signaler la difficulté de la démarche: c'est qu’il s’agit ici plus encore qu’ailleurs, de se méfier des exclusives qui prêtent facilement le flanc à tous les dogmatismes, (et on sait que la littérature moderne, dans ce domaine...) II s'agit également d'éviter les coupures brutales, avec une sensibilité et des formes qui ont été longtemps les seuls véhicules :on ne peut se permettre en Corse le luxe de chapelles d’idées qu' autorise la diversité et le nombre du public habituel des vieilles littératures.
Aussi, aucune voie n'est à négliger, et les groupes vocaux ou théâtraux peuvent témoigner avec brio de la permanence d'une tradition vocale et musicale, les moyens modernes du disque, de la radio, de la télévision peuvent aviver cette expression: des groupes comme GANTA U POPULU CORSU, stipulent des formations plus traditionnelles; des paroliers plus jeunes renouvellent quelque peu les thèmes et la manière; un duo de jeunes filles, les PATRIZIE, apportent une fraîcheur de voix et d'inspiration à laquelle nous n'étions pas habitués; quant au chanteur Antone CIOSI il a su adapter son répertoire en y introduisant un souffle nouveau de poésie et d'engagement et il gardera l'incontestable mérite d'avoir produit les premiers albums de poésie corse dite et chantée, dont il représente un atout de popularisation certain.
La jeune poésie tend à se démarquer des formes: figée d’expression et prend délibérément la voie de la recherche indispensable. Groupée pour l'essentiel autour de la revue RIGIRU, qui a publié une dizaine de numéros (trimestriels), elle représente une avant-garde, quoiqu'elle accueille toute production de qualité. Aucune école ne s'est véritablement créée et chaque poète garde son écriture et ses engagements individuels, mais le groupe, par des préoccupations communes, par de fréquentes rencontres, et grâce à une orthographe unifiée, œuvre solidement pour un renouveau de la langue et de la littérature corses dans une orientation populaire et moderne.
Jacques Fusina