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Portrait de Jean Chatard par Lavaur

 

Sommaire 53
4eme trimestre 1975

Dossier spécial : Jean Chatard

Textes de : Daniel Bernard, Joëlle Brière, Charles Bourgeois, Josette Barny, Odile Caradec, Jean Chatard, Dagadès, Pierre Dhainaut, Louis Guillaume, Jean Igé, Alain Lebeau, Miche1-François Lavaur, Jacques Lepage, Norge, Rémy Prin, Jean Pichet, Bernard Picavet, Jean Spéranza, Claude Vercey
Dessins de : hugues pissarro, lavaur



ECRIRE UN POEME

Il est, à mon avis, tout à fait exclu de donner sur le poème une explication rationnelle si l'on veut bien le considérer comme une création authentique, une œuvre originale et non connue le stéréotype inlassablement repris par la plupart des poètes.
Tout au plus peut on amorcer une approche maladroite et montrer par touches sensibles les difficultés et le bonheur de ceux qui le créent. C'est-à-dire que nous écartons, dès l'abord, le poème impersonnel, afin de cerner plus utilement le poème artisanal.

Comme le menuisier choisit les essences de son bois, le po ète choisit ses mots (matériau de base par trop négligé à non goût) selon une attirance à la fois épidermique et profonde, mais avec d'infinies précautions, avec tendresse, avec amour.
(Il convient à ce propos de se méfier quelque peu de ces poèmes inspirés directement d'états d'âme, rédigés trop hâtivement. Impulsion n'est pas génie, nous le savons bien.)

Il faut soupeser chaque mot, humer chaque syllabe, go ûter chaque accent, caresser chaque vers.

Intimement lié à l'individu, né de ses pulsions, de ses désirs, le poème est le seul à valider l'existence du poète.
Choisir le po ème n'est pas choisir la facilité. C'est une façon d’exister, un choix de société, une prise de position.
Car la démarche est très souvent pénible, hasardeuse et pas du tout sécurisante.

Création pure, le poème demeure le lieu privilégié où les simples mots deviennent, assemblés selon une technique personnelle, l'univers incomparable de l'œuvre d'art. Les mots, placés souvent de façon anarchique, sont alors porteurs d'une signification nouvelle. Ils parlent non plus à la logique mais à la sensibilité. Les poètes insufflent aux mots quotidiens une vocation nouvelle,
un feu d'autant plus éblouissant qu'ils seront biologiquement mieux armés pour ce faire. Car la poésie résulte (les multiples expériences d'un individu. Le poème cultive l'excès et parfois le paradoxe, sa vocation étant en tout premier lieu d’exciter l'intelligence par le biais de la communication.
Articuler autour du poème non seulement les mots, mais les thèmes, mais les vers, implique une part essentielle d'aventure, d’inconnu. Et c'est en cela que le poème est passionnant.

On ne construit pas un vers comme une phrase ordinaire, il y a cette part essentielle du feu, cette incertitude à la fois redoutable et excitante.
Récepteur-émetteur, le poète « s'ouvre au monde », le « reçoit » en captant toutes les sensations, d'où qu'elles viennent et, collimateur prodigieux, recrée le ronde selon sa propre optique.
Diverses critiques firent émises sur ma façon assez particulière (quoique pas nouvelle) de rompre l'harmonie du vers. Qu'il me soit donc permis d'en donner ici l'explication rapide, parfaitement conscient du crédit qu'elle aura. (Reconnaissons-lui l'avantage d'être la mienne.)

Chaque élément du poème est important. Non seulement son support, mais sa mise en page, les caract ères d'imprimerie employés pour sa composition, la qualit é du papier, l'impression, les « blancs » ; les haltes, tout ce qui concourt à on faire un objet.
Même le titre du poème est capital. Il faut consid érer également le « volume » du texte dans la page, son esthétisme visuel. Bloc subissant tous les assauts de la curiosité et de l'analyse, le poème se doit d'être aussi radiophonique. Multiples sont ses aspects. Il existe en lui des caisses de résonance faisant appel à une certaine mémorisation et je dois avouer y être parfaitement sensible.
Chaque mot a son importance, chaque cassure de rythme, chaque heurt, chaque répétition. Le poème n'admet pas les faiblesses, sauf bien entendu si elles d écoulent de la volonté de l'auteur.

Il m'arrive parfois de choisir un mot pour lui même, pour sa texture, sa musicalité, ou simplement la douceur de son échine. Même si le « ton » général doit en souffrir. Et je ne puis fournir à cela aucune explication raisonnable.
L'onirisme occupant par ailleurs une large place dans mon univers, je fais souvent appel à des phrases issues directement de nés rêves. D’où un certain côté « chaotique » qui n'est autre, en fait, que fidélité à ce qu'il y a d'informulé en moi. De plus, (et nous arrivons à cette fameuse « rupture d'harmonie ») je pars toujours à la découverte lorsque je rédige un poème. Découverte du monde ou de moi-même, qu'importe. Cette recherche seule est un bonheur.

Tout peut donc naître sous ma plume. TOUT PEUT ARRIVER. Un assemblage un peu particulier de mots suffît à provoquer « l'étincelle ». C’est le délire, l'enchantement, l'EXTRAORDINAIRE.
M ais, un vers amorcé qui n'aboutit pas et c'est le gouffre, la rupture, la panique, l'angoisse. TOUT peut arriver à cet instant précis, tout peut changer suivant l'emploi d'un mot ou d'un autre. C'est le vertige».
C'est la solitude, l'impuissance.

Pour que cette tension soit ressentie à la fois poétiquement et physiquement (si je puis dire), il convient de « rompre le fil conducteur » non seulement de la phrase, mais du dessin de la phrase. Cela équivaut à ma propre angoisse et à l'image que je veux en donner»

Et puis, il y a le lyrisme qu'il faut dompter. Non que je le renie, mais je tiens à vivre en face des réalités, les pieds posés sur terre. Debout.

Jean Chatard


L'homme lent

Une porte s'entr'ouvre et la mer fait
naufrage tu le sais bien c'est chaque
fois le même cri dans notre hiver

le même bruit humilié de la pluie

J'écoute l'an graver ses jours
inquiets sur l'arbre voyageur j'écoute
l'or crisser sur nos épaules

J'attends le miracle des heures

Je m'invente un soleil mais je connais
par cœur la pulsion du ressac Je pars
perdant tu le sais bien je pars
toujours après l'orage

(On invite un silence au rite bleu des jours
pour découvrir l'été et le bruissant de l'eau)

Je deviendrai l'arbre que tu voudras
J'attendrai pour surgir qu'une aube entière
naisse qu'un rivage s'aiguise au
plus utile élan

On déposera nu mon corps sur cette
terre quelqu'un m'habitera quelqu'un
me frôlera quelqu'un
tiendra l'été à bout portant

Je marche au ralenti dans vos divines fêtes


Migration

Je niche encore au sud de la terre avouée
Je porte à bout de bras l'étoile des saisons

Pour marchander parfois la peur
de l'univers je m'invente un royaume où l'envol
est un chant une prison dans l'habitude
un cri décent

et chaque fois l'amour fait exploser mon
corps et chaque fois le feu
s'étire sur mes reins

Je ne sais plus comment voler cet authentique
hiver je découvre sur terre un arbre chancelant
(j'ai perdu le secret de la tendresse offerte)

L'étau de l'air mutile mes épaules
brouille la piste des regards souille le
cal mange la pluie nouant toujours mes
poings aux ordres de l'instant

Le ciel m'apportera l'étincelant aubier

Je cherche dans tous bruits les pas du pas perdu
la science bonne et le rythme d'un temps
oublié quelque part Je compte les mesures du
froid je fais mon nid dans l'heure bleue

J'écoute chaque nuit ces appels inquiétants de
mémoire sauvage semblables chaque fois
à des clameurs cosmiques


Jean Chatard

Candi

Il s'appelait Candinéroux.
(Si je parle au passé de ce chat vigoureux à qui je viens d'ouvrir sur une nuit d'automne pluvieuse et tourmentée de vents tenaces, c'est pour celui qui me lira quand les deux hètes que nous fûmes, la féline et l'humaine, auront cédé le pas à des fils oublieux.
Je n'ai le goût ni le dessein, le savoir moins encore, d'épingler le temps dans une vitrine, mais retenir un peu de nos vécus fugaces. Je n'entreprends pas de recréer le monde - encore que je veuille y changer quelque chose - mais de perpétuer des instants chaleureux, déciller la conscience et séduire la mort à peine ce qu'il faut pour lui toucher le mufle.
Je ne grave pas de planche anatomique. La seringue à formol ne figure pas dans ma panoplie. Même les vertus de la taxidermie sont hors de mon propos. Parfois naturaliste, ma démarche pourtant n'a rien de scientifique.
Ma quête est une approche poétique.
Je voudrais au mieux, sur une trame de rumeurs où les odeurs tendent leur chaîne, mettre en place un terroir. Rendre sensible une présence. Susciter l'animal sans même le nommer.)
Que mon chat soit le vôtre.

Michel-François Lavaur


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