Sommaire numéro 62
Fin 1980

Dossier spécial : Dagadès



Textes de
:
Simone Durand, Jean-Jacques Celly, Roger Foulon, Josette Barny, Hélène Cadou, Michl-François Lavaur, Serge Pey, Dagadès, Claude Vercey, Patrice Angibaud, Robert N édélec, Jean-Louis Jacquier-Roux
Dossier spécial : Dagadès

Extraits de la revue

Cette marge de brume, ce halo de flou autour de son sujet (pour employer un terme du vocabulaire pictural ou photographique), conjugués avec le jet cruement focalisé de son éclairage sur certaines clés qui recréent l'anecdote, lui donnent une manière d'atmosphère qui lui est toute particulière et convient parfaitement à son propos : nous tenir en éveil pour que nous puissions faire nos choix, mûrir nos décisions et vivre en pleine conscience parmi les hommes et les femmes qui sont un peu nous-mêmes.
Plus encore : les derniers poèmes de Dagadès prennent une force de contestation supplémentaire par ce (parce) qu'ils ne nomment pas.
De plus en plus, dans certains zines de la presse parallèle, la place est faite au cri primitif, à l'épanchement sans retouches (comme si la poésie était le rot plus que le rôti et toute la fraternité du repas en commun). On s'étale, on désigne, on affirme, on exhibe. Le pouvoir de la tripe.
De plus en plus, dans les Revues de certains Universitaires, s'établissent les nouveaux Rhétoriqueurs de la dite Avant-Garde, déjà à la mode, qui privilégie le travail textuel superficiel au détriment de la communication en profondeur (comme si la poésie c'était l'éprouvette et non la longue épreuve du dénu-dement et du dénuement jusqu'au noyau de l'atome de vie). Le pouvoir du cerveau.
Je ne refuse ni l'un ni l'autre parce que la première exigence que je pose devant notre recherche, c'est la liberté. Mais j'ai mes préférences, mes faiblesses, mes fois.
Dagadès est arrivé à ce point où le poème est à mi-chemin entre le cri profond et l'ersatz de laboratoire, entre la tripe et le cerveau. A sa juste place.
Dagadès est un de ces poètes qui font que je suis toujours sur la brèche de la défense du poème par le modeste biais de TRACES, en dépit du découragement devant les embûches et les leurres.
C'est un poète viscéral, si l'on veut se souvenir que « viscères » désigne tout ce qui est à l'intérieur du corps : cerveau, tripes, etc...
Il n'y a, il n'y aura jamais à TRACES que des poètes viscéraux. Certains, à mes yeux, demeureront exemplaires. Dagadès est de ceux-là.

Michel-François Lavaur
décembre 77

« Tambours, tambours,
ouvrez les yeux à vos baguettes... »

C'est par la netteté du dire et la lucidité du dit que l'écriture de Dagadès m'a tout d'abord retenu. Ce n'est pas de la littérature. (Je range arbitrairement — et un peu dédaigneusement — sous ce terme, tout ce qui, dans l'écrit, relève de la parade, de la mièvrerie, du faux et du fat : écrire des poèmes, c'est la manifestation d'une manière d'Être ; faire de la littérature, c'est Paraître). Son texte n'est pas un mannequin de vitrine, un camelot, un automate programmé pour épater la galerie. Il respire. Il est chaud. Des pulsions contrôlées l'animent et l'agitent. Il n'est pas exempt de tics mais, plus que facilités et faiblesses d'auteur, ce sont gestes et habitudes indispensables au plein épanouissement du savoir-faire de l'artisanat d'écrire.
C'était, déjà, un peu ce que j'écrivais dans ma laconique présentation de GLAISE pour TRACES 42 :

« Ce n'est pas artifice, ni jeu. Les allitérations qui bruissent, qui tonitruent dans les poèmes de Dagadès sont les pierres du gué, les paliers de l'échelle à saumons. Soupirs et sursauts, cris et échos canalisent et animent le vers torrentueux, la verve impétueuse. L'encre est sang et sueur.»

J'ai parfois regretté que l'écriture de Dagadès, dans le poème, ait une trajectoire dont la tendance était de demeurer en deçà de sa portée, ne désignant pas sa cible, imprécise dans ses visées, évasive dans ses buts. Mais, à la réflexion, pour celui qui ne connaît pas l'acidité, ponctuée de références et de détails révélateurs, qui sous-tend sa correspondance ou sa conversation, ce retrait par rapport à l'engagement militant, n'est pas aussi évident.
Je crois que la distanciation qu'il fait, dans ses poèmes, entre le vécu qui l'inspira et le texte abouti, est dans la nature même de la démarche poétique qui est difficilement slogan, diatribe ou pamphlet.

Michel-François Lavaur
(extrait de la préface de ce numéro)




Sortie d'une malle
la femme nouée nue

et la vieille en son coin
vaincue par le gel

défaisant ses phalanges
jetant ses os creux
dans les flammes



Une fillette soudain
debout dans le soleil

en robe de fougère
et chapeau de bruyère

une fillette
debout dans le soleil

riant et dansant
pour l'amour des lapins

Tourna tourna
dans les dagues du soleil

tourna tourna
lentement bue par les sables

et dans le soir
disparut sous la mousse

ne laissant sur le sol
qu'une rosé de sel

« ... Mes grilles sont peintes
au minium
les pointes
tournées vers vous... »


Serge Pey, La Hache de Sel

II y a environ 5 ans j'ai été confronté à une violence poétique juste. Je lisais alors « Alliance » de Dagadès. Ce fut pour moi une rencontre.
A la sortie de Mai 1968 la poésie nous talonnait comme l'Histoire — la rue et ses manifs, les tracts, les drapeaux sombres, les chants serrés épaule contre épaule —. Et puis le poème de Dagadès, comme un exil ou un wagon, celui de la guerre d'Espagne où je vois mon père attendre debout contre' son espérance.
L'écriture de Dagadès rompt avec l'écriture dominante. C'est une vérité soutenue, un poème logique qui raconte et qui voit et dont les mains s'usent sur des guitares barbelées. Une écriture qui souffre et part jusqu'à la pierre et son calcul, puis qui parle au nom de cette pépite de charbon qui reste, irrémédiable, pour faire tout rebasculer en avant. J'ai longtemps cru que Dagadès était une femme, tant l'écriture de la violence pratiquée était en contradiction avec ce que j'avais pu lire jusqu'alors. Une intuition toujours puis une façon de souffrir et d'aimer de l'intérieur. Une violence enceinte.
Peut-être une façon de parler de la sœur et de la mère comme une sœur ou une mère, car c'est ça le poème.
Peut-être aussi une façon d'écrire la mort dans la mort, la naissance dans la naissance, avoir le regard de la violée.
Enfin tout ce sang juste. Une nouvelle poésie qui pèse ses mots et qui marche dans un balancement d'épaules, les yeux ramassés dans un panier de vie.
Lire Dagadès c'est d'abord un rythme avec un tambour qui résonne au loin, le temps, une horloge d'os, un appel sourd venu d'un point extrême et illimité — le cœur du monde qui bat — mon cœur — une respiration. Notre respiration — un souffle de terre — une sueur.
Quand les cymbales s'arrêtent et qu'une trompette précise meurt, un harmonica toujours persiste après la ligne, après l'écriture. Le bruit de la vie. Et moi je me surprends à respirer comme le poème de Dagadès. C'est alors que la fenêtre s'ouvre.



Faudrait parler de cette fenêtre où tous les carreaux sont cassés, la crémaillère arrachée, les volets disloqués et de cette autre fenêtre, la même, entrouverte sur un jardin. Car le jardin de Dagadès, ce refrain d'enfant, ce jeu de marelle, c'est notre espérance commune.
Parler de l'œuvre de Dagadès en oubliant la faim, le froid, la soif et la brûlure serait amputer une boussole de ses quatre directions.
Le poète ici est toujours le compas à pointes vives.
Quel poème vit sous le fer ? Quel poème vit sous la feuille ? Quel oiseau prisonnier chante dans une main ?
Le poèrne dagadien n'est pas une écriture de l'écriture, c'est un paquet de sang recueilli sur la table de pierre entre le bistouri de silex et le chirurgien aux mains de prêtre. Les pansements ce sont ses vers rejetés trois fois sur le tympan du texte et les espaces qui les écartèlent, la reprise de souffle de celui qui lit, le coureur de vie.
Quand le 27 septembre 1975 tombaient nos camarades dans les arènes d'Espagne, à « Emeute » nous avons voulu Dagadès avec nous derrière la frontière, sa poésie nous apparaissant si proche du mur et des fusils. Ce n'est qu'aujourd'hui que j'apprends que la guerre d'Algérie était aussi derrière les lignes, tout comme pour F. Venaille.
Lire un poème vrai est une joie à l'heure où l'écriture se perd dans l'artifice et le jeu. Dagadès a le mérite de ne pas être à la mode et de ne pas faire de bruit. Il n'est pas de ceux qui agitent les mots pour faire croire qu'ils existent.
Un grand silence entoure la poésie contemporaine française. Les pages glacées des anthologies, réservées au nouvel académisme se sont mises au garde-à-vous devant ceux qui sont déjà morts.
Une certaine poésie et une certaine société se mordent la queue à la manière des chiens ou plutôt des scorpions quand ils se suicident. Or Dagadès est vivant.*

Mexico, le 15 Novembre 1977
Serge Pey

*Dagadès s'éteint en 2003


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