Sommaire numéro 60
Mars 1980

Dossier spécial : La jeune poésie algérienne
de Kamel Bencheikh

textes : Josette Barny, Dagadès, Nobert Lelubre, Claude Serreau, Alain Lebeau

Dossier poésie algérienne : Tahar Djaout, Mohammed Attaf, Djamal Kharchi, Youcef Merahi, Abdelkader Farhi, Arezki Metref, Chakib Hammada, Hamid Nacer-Khodja, Hamid Tibouchi, Kamel Bencheikh

 

Extraits de la revue


voix et voies (PROPOS)

par Michel-François Lavaur

Il est bien vrai que la pr ésentation de TRACES, d'une part est perfectible, de l'autre que (lorsque je le réalise moi-même, de bout en bout-et en dépit de seize heures d'activités quotidiennes diverses-) faisant tout, matériellement, seul, je ne pourrai jamais, réellement mieux...avant la retraite (si j'y arrive en état de marche !). Car il reste un point majeur: certains ont de belles revues, car ils en ont les moyens. Belles revues = bons revenus. Et d'un. D'autres font de belles revues parce qu'ils ont le temps devant eux et sortent des numéros comme des estampes : peu. Je ne veux pas affirmer que l'homme au foyer n'a rien à faire mais, quand l'épouse a un job qui lui permet de soutenir son époux sculpteur, potier, poète-artisan, cela ne manque pas d'avantages… pour lui. Si, avec ça ; ses productions sont cochonnées, il n'y a plus qu'à tirer l'échelle, naturellement, même avec du temps libre, n'est pas Vodaine ou Thomas qui veut, (il en est qui acceptent des sacrifices sur leur train de vie pour assumer leur choix d’artiste. C’est le cas d'Edmond, pour ce que j'en sais. Je les salue bas.). Le « ras le bol des potereaux » prononcé par P Perrin, dans POSSIBLE -que je ne reçois plus, non plus que PLEIN CHANT- où l'on vouerait réduire les revues a une dizaine mais solides" ? De toute manière, les poètes, justement, sont une engeance opposée au centralisme d’où qu’il vienne.

Il n’y a pas plus d’ « école TRACES-LAVAUR » que d'école de Rochefort, mais une audace, en ce qui me concerne, commune aux enfants du petit peuple qui ne sont pas nés trop résignas ni trop maladroits, de ne pas accepter leur sort: suer et se taire. Le titre de TRACES aurait pu être « Les moyens du bord » (j ’ai projeté de le donner à une manière d'hommage anthologique à ces petites revues ; je le ferai peut-être...). C'est le fond du problème. Chacun (et je suis heureux d'ajouter « chacune », pensant à THELEME, LE PETIT JOURNAL, ON ESSAYE...) invente à partir des coordonnées qui sont les siennes. (Ma femme, qui sait de quoi elle parle car, son salaire + le mien + nos travaux dans le logis et autour sont in dispensables au paiement des traites de notre maison... et du reste, on m’a souvent dit que, s'il y avait peu de femmes faiseuses de revues, c'est qu'elles ont moins de temps que les hommes. ) » Je viens de l’appeler, pour lui faire lire ce passage : j'ai eu droit à une bise ! ».

La presse à épreuves de Delahaye, aussi, jadis, faisait sourire certains. Moi, j'aime. Oui, à chacun son outil, et la poésie reconnaîtra les siens. De Cornière prend la photocopie ; Chambard, la presse à pédale ; Pajot, la duplication à l'alcool ; Le Mauve fit un recueil gravé sur linos ; Seyve, la presse à épreuves, comme H-S. Fauro fit son CADRAN LUNAIRE à la ronéo ; LAVAUR, les premiers TRACES sur une presse scolaire Freinet...
Je suis peut-être le second à avoir fait une revue sur stencil électronique : La Corde d’Airain avait -sauf défaut d'information de ma part- sorti, dès 62 ( en janvier 63, c'est sûr ) les premiers exemplaires selon ce procédé.
En revanche, je dois être le premier - le seul, j'espère, car c’est dangereux- à avoir réalise une couverture polychrome au trichloréthylène.

J'avoue la béate admiration que je porte à LA SAPE ou à SOLAIRE , bel et imposant objet de typo ; à l'offset charpenté et solide de JUNGLE ; 25 ; CRAYON NOIR ; aux trouvailles de mise en page de DIRE et 27, mais j'attends beaucoup..des obscurs qui ne sont pas du m é tier (comme Thomas, Marjan, Guinhut, Rougerie...) parce qu'ils doivent inventer, lutter avec la matière... et vendre leurs œuvres ! C'est en cela qu'ils m é ritent le nom de poètes/artisans, lion que leur travail d'imprimeurs/ éditeurs -et c'est un mal nécessaire car il conditionne leur indépendance - les nourrisse, mais leurs publications vivent de leur travail.

Je n'ignore pas que, pour livrer une revue propre, je devrais taper en entier chaque page avant de passer au stencil. Pas le temps. Je me contente d'une maquette pr é cise. Pire, beaucoup de mes textes ont été tapés en direct : je rédige en même temps que je perfore le stencil, ce qui donne un piment particulier quand, involontairement, je frappe, à propos de la Tour de Feu, «  ç a bouje là -dedans ». Ça compense, peut-être, l'aspect un peu raide de certains de mes propos, préfaces, articles très raturés et mis en forme avant d' être placés sur la machine à écrire ou la casse Mon idée d'avoir une pareille désinvolture à
l' égard du lecteur ? Et pourtant, je m'amuse, quand d'autres le font, eux aussi, à L ' ECCHYMOSE, à ESSAIS ( J. Guign é , lui,
y glissait surabondamment des fautes d’orthographe ou de syntaxe, pour faire plus direct encore ! ), ou PILON...

Alors, Louis, mea culpa, j'ai donne le mauvais exemple. Thomas a donn é le bon. Et si les deux é taient n é cessaires ? A vous de choisir une formule qui vous convienne.

Je ne vous écris que ceci : si vous avez quelque chose à dire (notez cependant, que j’ai toujours, en parallèle, en revanche, ou en compensation, publié des poèmes qui étaient aboutis sur le plan de l’écriture : là, à mon sens, l’artisanat -celui d’écrire- ne souffre pas la médiocrité) n’attendez pas pour essayer : astuce + huile de coude + quelques économies et osez ! Il y a parmi vous des marginaux des oubliés, qui feront de la presse parallèle (SIC et DIRE y ont force d’exemple).


MFL (mars 1980)

 

 

Jeune poésie algérienne
par Kamel Bencheikh (1980)

(extraits)

Qui, en Algérie et peut- être dans tout le Maghreb, ne sait qu'une jeune poésie fougueuse et impétueuse à souhait prend forme petit à petit pour envahir la littérature de notre pays.
Qui ne sait (malgré le manque de revues littéraires sérieuses ou pas -PROMESSES (revue du Ministère de l’information et de la Culture, du n°1 au n°19) a signé son acte de décès - et le manque d'aide tant morale que mat é rielle) que la jeune poésie algérienne étreint le verbe pour sauver nos vestiges salutaires et détruire nos coutumes saugrenues.

Mais qui sont au juste ces jeunes hommes sortis de l'horreur implacable du quotidien ? Est-ce l'espoir latent d'un peuple ayant soif de culture ou de simples parias, des éternels incompris, des rejetés perpétuels ? Leur reconnaîtra-t-on le droit de vivre dans la cit é de l'Homme sans épave ou les enterrera-t-on le cœur encore ardent ?
Les jeunes poètes friands de vérité et de justice ne cessent de revendiquer leurs vrais droits. Non pas en brandissant un verbe adossé au lyrisme, mais avec une poésie qui sort des chemins battus, avec des cris-mitraillettes, des cris-canons pour arracher toute souillure, avec des cris mats lancés au visage de l'injustice, de la mutilation et de l'aliénation.
Tahar Djaout, Chakib Hammada, Salah Guemriche, Djamal Kharchi , Haraid itecer-Khodja et toute leur génération assument déj à leurépoque. Ils sont les héritiers légitimes de nos grands poètes, d’lbn-Farid à MaleK Haddad en passant par Ben Sahla et Jean Sénac. Il s’agit pour eux de répondre aux espoirs de la patrie libérée, de l’Algérie indépendante . Ils n'oublient rien. Ils n'ont pas le droit d’oublier.
Pour nos jeunes poètes, écrire un poème, c’est saisir la vie sous le regard complice du soleil essentiel. Ecrire un poème, c’est aussi dresser une muraille face à la mort plurielle. Car il suffit d'un cri, d’un souffle parfois, d'une douleur et le poème est jet é à la lumière du jour limpide . Dégagé de la nuit. Visage qui nous dévisage. Nous-mêmes. Image virtuelle qui passe en nous transperçant d'un souffle ou d'une étincelle de phosphène.
Sur le blanc d'une page, loin de l’aquarelle qui allume des couleurs et des formes nocturnes, l’encre jette -impé ieuse une lettre, un jambage, un vers complexe. Ici, ce n'est plus ce que l'œil a vu, c'est le sursaut de la main prenant les sentiments, déflorant la page dans sa plus tendre intimité . Là , c’est une phrase isolée, qui s'arrête un instant en chemin,encerclée par les jalons d'intervalles laissée en blanc.


Sisyphe ne meurt pas de Hamri Bahri

[....]

La jeune poésie algérienne a lancé le premier cri. Le dernier cri. Des noms surgissent, enflammés et incendiaires. Mohammed Attaf, Arezki Metref, Abdelkader Farhi et tant d'autres lèvent haut l' étendard de la jeune poésie algérienne en mal d'espoir.
Ils sont là , plantés comme des pieux, pour contredire tous ceux qui ne cessent de répéter qu'il y a marasme et crise de production dans la littérature algérienne. D'autres jeunes se lèvent -voix d'outregosier, chant d'argile nu - pour poursuivre inlassablement la route. Ali Benkhoukha, Sahar Lyès, Nadia Gasmi, Abderramane Lounès, Fateh Bourboune entament déjà
la marche. Avec pour tout bagage une majuscule qui tente de se redresser au début d’un lot-suicide, un substantif qui ce cramponne au mur du présent...Tant d’espoirs transcrits le plus souvent sur des feuilles volantes.

Ecrire un poème, c'est donc saisir la vie et essayer de détruire l’ordre inéluctable de l'anti-vie et de l'outre-suicide. Mais réunir des poètes en plein vol, c'est aller plus loin vers une mer au rivage toujours fuyant, vers une main tendue et qui tarde à nous effleurer. Et si Tahar Djao u t, Abdelkader Farhi, Arezki Metref, Mohamed Attaf, Youcef Merahi et leurs amis de route - ultimes naufragés d'une épave lacérée- se retrouvent réunis sur mes feuilles éparses, c'est pour nous remettre notre part de vo i le rapiécée. Poètes- éclaireurs, voile déchirée, tout ici est indispensable pour ouvrir et tendre une main fraternelle et de soleil.

Ce recueil ne prétend nullement à titre exhaustif. Qu'aille au loin cette ambition. D’autres jeunes poètes - tessons irréparables ou arbuste en pleine gestation – respirent. Nous n'avons qu' à aligner quelques noms devant nous : Rachid Bey, Abdelmadjid Kaoua, Youcef Sebti, Saïd Meziane, Djamal Imaziten, Safia Ketou, Abdelhamid Laghouati…Car nos poètes sont innombrables comme les épis qui foisonnent à travers nos champs que fleurit la Révolution Agraire. Même si leurs recueils dorment dans des tiroirs-oubliettes. Alors que, ne serait-ce que par simple souci documentaire, ces livres auraient leur place pour très longtemps encore dans n’ importe quelle bibliothèque. Ils seraient, à divers degrés, les reflets de l'Algérie à un moment donné de son histoire - mystification - mise à part.

J' écris pour que la vie soit respectée par tous
je donne ma lumière à ceux que l'ombre étouffe
ceux qui vaincront la honte et la vermine

J' écris pour l'homme en peine l’homme aveugle
l'homme fermé par la tristesse
l'homme fermé à la blancheur du jour

J' écris pour vous ouvrir à la douceur de vivre

j' écris pour tous ceux qui ont pu sauver
de l'ombre et du commun naufrage
un coin secret pour leurs étoiles
un clair hublot dans leurs nuages
•••

j' écris pour être heureux pour être libre

pour tous les hommes vrais
qui comprennent mes cris ma peine et mon espoir

•••

j' écris pour ne plus disparaître
pour que chacun de nous puisse monter demain
à sa place sur terre au cœur de tous les hommes

Messaour Boulanouar

(extrait de J'écris, in La meilleure force, Paris : éditions du Scopion, 1963, pp 7-8)


Constatations, contestations, révoltes ourdies à pleines mains. Les jeunes poètes algépiensrfîsont leurs posiaes bruts. Dans n'importe quelle langue.Et ils savedt que la langue française n'est qu'une arme au service de leurs idées. Ils ne l'ont pas choisie. Elle leur a été imposée de force lors de la longue nuit coloniale. L'arabe est notre langue nationale. Elle sera, dans un proche avenir, la langue véhiculaire indispensable. Les programmes scolaires ont déjà exclu le français des classes primaires et élémentaires.

Mohammed Attaf

Je suis sans raison
Je suis sans savoir
Et analphabète

Je parle faux
Je recueille des débris
Bien que polyglotte

Je suis un poète
Mon langage est étranger
Et mon inspiration natale

Je suis un poète illettré
J!apprécie l'écriture savante
Quand assoiffé
Je ne peux boire
Et affamé
Je ne peux manger

J'ignore la beauté
Des hourouf qui s'écrivent
De la même manière qu'une caresse.

Arezki Metref

au regard qui se promène du côté de l'amour
au mot qui ne dit pas ce qu'on voudrait qu'il dise
au sourire avorté au moment de partir
au geste silencieux qui sait évoquer demain
au poème chancelant craché entre deux calvaires
au coeur qui bat au rythme des nuits blanches
aux mégots ramassés pour ne pas crever d'angoisse
aux bouteilles vidées pour se perdre une fois de plus
aux pas cadencés et qui mènent au suicide
aux oiseaux revenus du pays des crépuscules
à la fleur qui chante sans même bouger la tête
au jour où je t'ai vue quand tes yeux m'ont parlé
je voudrais vois-tu tant te dire que tu existes et que
ce jour ton jour invente des sourires qui flânent
du côté de la solitude je suis là qui t'attends
une cigarette peut dire ce que je n'cse point
et que j'oserai peut-être lorsqu'il sera trop tard

 

HAMID TIBOUCHI

PROFIL

cette chevelure
où la jument couve le courroux
cette paupière
qui soulève mon cœur
fragile, doucement posé, cet œil
merveille bien à sa place
parlant comme un miracle
bougeant miracle le désir
et
te faisant ressembler à un oiseau-femelle

 

 

 


HOMMAGE AU LAIT

la chèvre albinos
quand je n'avais plus de forces
je le buvais à ma table
au lit
ou au conptoir
elle parlait toujours
de voie lactée
entre chien et loup
elle fumait doux
elle souriait ivoire
ça me faisait plaisir
c'était ma chèvre de vie



KAMEL BENCHEIKH

Prélude à l'espoir

Viens plus près de mes désirs Je suis poème inachevé sur une page déflorée Ne t'en va pas Laisse mes flocons te couvrir Je suis la neige du désir La neige du délire Tes remous s'animent en moi Chauds Houleux Tu es la mer de juillet Je suis le soleil fou

Une même saison chante pour nous

Baisse tes frêles paupières Je suis sommei décidé aux rêves immenses On ne tue pas le rêve C'est le rêve qui tue Et tu es nuit sans fin Nuit à l'instant nu Aveugle Nuit de déchirements Tes étoiles droguées écorchent mes échos d'argile muette Laisse ma lueur tléclairer Je suis la lune négative Tu es la nuit mouillée d'amour

Un même délire nous enchaîne

N'aie pas peur Je suis la rosé éclose aux pétales vierges
Tes gouttes me pénètrent jusqu'au vertige vertigineux Tu es la douce pluie des soirs monotones Je suis la fleur embaumée Tu es le souffle vital Le geste parallèle à toutes les aubes souriantes Tu fredonnes pour moi le chant de l'espoir
Je suis arrivé aux frontières de l'impossible.


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