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Sommaire 58
2eme trimestre 1977


TREIZE POETES MAROCAINS

Présentés par Mohamed Zefzaf et Alain Lebeau

Textes de mohamed mohamed al-achaâri, ahmed joumari, driss el meliani, mohamed zefzaf, mohamed chikhi, mohamed bennis, ahmed ben maîmoun, ahmed mejjati, abdelkrim tabbal, mohamed maymoni, medhi akhrif, el-mesquini es-seghir, ahmed belbédaoui

Après-lire de Lavaur

 

Mohamed Zefzaf "a traduit donc trahi"; Alain Lebeau en voulant arranger les choses, les a beaucoup dérangées. Notre travail n'échappera pas à cette double critique. Nous lr savions dès le premier jour de notre collaboration main nous en avons accepté les risques tant était grand notre désir de faire connaître cette poésie marocaine des année» soixante-dix, de langue arabe et d'essence révolutionnaire.

Nous avons fait un choix; il s'explique aisément, le hasard et le magnétisme poétique ayant bien fait les choses. Mohamed Zefzaf, écrivain, est professeur d'arabe dans ce collège Casablancais où j'enseigne le français: nos affinités politiques et littéraires ont décidé du reste !

Mohamed Zefzaf connaît bien cette poésie marocaine de langue arabe dont le cri inédit, parfois maudit, reste au fond des gorges, faute de porte-voix. Notre initiative, si incomplète et discutable qu'elle soit, a pour but unique de permettre à ces voix authentiques de se faire entendre haut et fort.
Notre travail a été délicat, difficile mais passionnant.Nul besoin de rappeler ici, en détails, les tentatives corrosi-ves et destructives de la traduction; nous les avons maintes fois et douloureusement déjouées et combattues. Nous a-vons lutté, à chaque instant, contre la trahison et le grimage. Souhaitons que nos scrupules, notre acharnement au travail et notre amour désintéressé Mtent eu raison de l' infidélité!

Mohamed Zefzaf connaît personnellement la plupart des auteurs que nous présentons ici; il a même pu s'assurer le concours de certains d'entre eux pour mettre au point la traduction de leur poème. Nous avons vécu des heures et des heures avec ces poèmes! flous les avons laissés nous imprégner, leur donnant les moyens de s'exprimer au mieux, dans une langue nouvelle pour eux, les initiant aux possibilités poétiques de la langue française afin qu'ils nous restituent la richesse, la chaleur, la beauté dont ils rayonnent. Nous avons assayé de garder intactes l'originalité prosodique et stylistique de la langue arabe ainsi que le mot et le sceau profond de cette génération, toute d'humanité passionnée et déchirante.

C'est avec émotion, amour et humilité que nous relisons ces poèmes et que nous vous les offrons et si la poésie est bien "l'art visant à exprimer ou à suggérer quelque chose par le rythme, l'harmonie et l'image', le message qu'ils vous livreront donnera toute la mesure du "quelque chose " en question.Nous avons fait souffrir mais nous avons aimé et beaucoup souffert. Puissent notre soeur et le vôtre battre au rythme de celui de leur Bien-Ainée, la bien-nommée, notre bien à tous.

Merci à M-F. Lavaur et à "TRACES" de nous avoir ouvert ces pages.
Décembre 1976

Alain Lebeau
Treize poètes marocains


Un souffle nouveau dans la poésie marocaine contemporaine. MOHAMED ZEFZAF

Il est connu que la poésie tient une place importante au sein de la civilisation arabe et qu'elle est familière à l'homme de la rue. Cette importance de la poésie avait certainement une relation avec ce fait social qu'Ibn Khaldo un appelait "Al assabia". Cette "Assabia" qui imprégnait tou te la mentalité bédouine disparaît peu à peu mais le rôle de la poésie reste essentiel dans la vie quotidienne des arabes. On peut dire aujourd'hui qu'on estime le poète, qu' on apprécie ses manifestations poétiques. Il n'est plus celui qui défendait la tribu et chantait les louanges du Roi et de ses ministres. Un poème touche juste lorsqu'il est au coeur des préoccupations quotidiennes du peuple.
Pendant l'occupation turque, les poètes arabes célébraient les nyrphes, la Thébaîde et l'Amour. Aujourd'hui, le lecteur leur préfère le poème politique.

La poésie marocaine s'est toujours rattachée à la poésie arabe, que ce soit au niveau du style ou des thèmes, ainsi les grands poètes Abou Tamman, Al Bouhtouri, Mihiar etc ... Au début du vingtième siècle, on pouvait lire des poètes commeMohamad Makouar ou Abdermalek Al Balghiti. Ils étaient toujours influencés par les poètes du Proche-Orient tels Chawki, Ha fez Ibrahim, Rossa fi ou Zahaoui. Certes, on a pu constater une certaine originalité de style pendant les huit siècles de la domination musulmane en Espagne. C' est en Espagne que fut élaborée "Al Mouwachchahat", cette forme de poésie nouvelle. A cette époque, il était difficile de distinguer la nationalité des poètes. Certains naissaient au Maroc mais vivaient au "paradis perdu" ( la péninsule ibérique ), d'autres opéraient le transfert inverse. Après le XV° siècle, les poètes arabes espagnols ont émigré au Maroc. Les historiens et les critiques les tiennent pour Marocains d'autant qu'il fut rapidement prouvé que des grands talents Malik-Ibn Al Mourahhal, Abbas Al-Jaroui et Ibn Al Wannane étaient effectivement marocains. La poésie marocaine et arabe en général accordait peu d'importance aux souffrances du peuple, à part quelques exceptions dues à Khaourarij et les chiites. Avec le colonialisme, la poésie arabe a fait volte-face, donnant naissance à un vent de révolte qu'on peut appeler classique. Ce souffle a évolué, s'est fait révolutionnaire. Les poètes arabes s' inspiraient des poètes révolutionnaires russes. Leurs oeuvres décriaient les régimes féodaux ou bourgeois du monde arabe et exaltaient le socialisme en rêvant à l'unité arabe. Au Maroc, les poètes, par leurs armes et par leurs oeuvres, s'opposaient à la présence française. Certains comme Ben Tabit et Abdelmajid Ben Jelloun vivaient en exil en Egypte mais leur oeuvre n'avait pas de valeur propre.

Après l'indépendance du Maroc, une nouvelle génération, consciente, armée de culture révolutionnaire, apparaît et impose sa voix, son cri, au sein de la littérature arabe. Les poèmes publiés par TRACES témoignent de l'originalité de la jeune poésie marocaine dont les auteurs ont souffert depuis les années soixante et vécu avec leurs nerfs toutes les crises politiques du pays.
Les jeunes poètes marocains consacrent aussi leur talent aux événements du monde arabe tout entier. Ils soutiennent la cause Palestinienne, applaudissent les manifestations étudiantes et ouvrières d'Alexandrie, du Caire ou de Halouane. Leur volonté est nette, le changement fondamental sur les plans politique, économique, social et culturel. Les poètes ici présentés en témoignent: ils figurent toutes les tendances de la gauche marocaine. Certes, cette anthologie est très incomplète et nous nous en excusons sincèrement auprès de grands poètes tels Mohamed Aï-Habib - l'accusé principal du "célèbre" procès de Marrakech en 1969 et d'autres jeunes qui font honneur à l' histoire de la poésie révolutionnaire marocaine, comme Ben Talha, Abdallah, Sabri, Ben Yaya, Allai Al-Hajjam et bien d'autres...

C'est dire l'importance de ce courant, sa vitalité et l' espoir qu'il porte. Alain Lebeau et moi espérons bien offrir Je nouveau notre collaboration a. cette, juste cause à cette grande oeuvre, politique et poétique.

Décembre 1976

temps deuxième

Regarde !
Nous sommes devenus une cellule
où naissent l'amour et la certitude.
Regarde !
Ils se mordent les uns les autres
comme des scorpions encerclés
Regarde !
Ils dansent sur le cadavre de la terre
qui se plaint ;
ils rient,
ils se castrent.
Ils sont riches,
ils ressemblent à une vieille putain.
Regarde !
Nous sommes une cellule qui s'épanouit
comme le sourire de ma Bien-Aimée
lorsqu'elle me revient.

Mohamed Mohamed Al-Achaari


extrait de Beyrouth d'Attal,
Beyrouth de la Renaissance,
Les temps entremêlées


Manuscrit de Mohamed Zefzaf

Remarques sur un livre plein de lacunes

Pourquoi nos mouchoirs toujours agités en signe d'adieu ?
Pourquoi nos amis toujours en partance ?
Pourquoi les fleurs de la ville sont-elles toujours aimées par les yeux de la lune ? Pourquoi l'attaque des sauterelles contre les épis les oiselets et les mots luminescents ?
Pourquoi me vois-je toujours couché sur la civière d'un verre à boire où je sens la brûlure du parfum de l'amour où j 'essaie de cueillir l'étoile dont 1' image est là sur les murs des maisons dans le coeur des rues dans l'hiver froid des steppes et dans une chambre d'étudiant. Elle était le nid, la poésie, le bon vin.
Pourquoi le vent du sud souffle-t-il, pour quelques uns d'entre nous la mort, pour d'autres la prison ? Nous sonnes nus.
Nous cherchons une perle de pluie
et lorsque nous insistons
nous recevons des gouttes de sang
et quelques larmes de femme.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Nous voilà au tréfonds.
Nous attendons la réponse.

Flayrouz Chah,
Maître de têtes, Roi des pays, Emissaire des hommes,
vit un jour venir son vil chancelier
qui lui dit en se prosternant :
"Seigneur,
un poète vagabond est à nos portes.
Il est peut-être fou.
Il se prétend voyant et dévoile la fortune.
Cher maître,
voulez-vous bien vous distraire un moment
avec ce pauvre hère ?
Un signe d'épée, un clin d'oeil...
... Ainsi parla le poète:



"Seigneur,
donnez-moi confiance en moi...
__J'ai vu votre étoile heureuse dans mes songes.
Il y avait, Seigneur, dans votre main droite une couronne
Vous étiez, Seigneur, parmi tous les rois de la terre,
le Soleil de l'époque, la Lumière d'un festival
et le Conquérant du temps.
Vous donniez de l'épée,
les têtes tombaient en implorant Dieu.
Et soudain, Seigneur,
j'ai vu un oiseau,
semblable à un oiseau ou à une montagne.
Il volait autour de la Tente vénérable.
De ses ailes légendaires,
tombaient des arbres, des chevaux et des éclairs.
Le malheureux ne termina pas son récit.
Un signe d'épée, un clin d'oeil—
... La tête du poète fou chut sur le marbre du palais.

Ahmed Joumari




La connaissance

Il y a entre vous et moi un compte à régler.
Vous ne pouvez pas m'échapper, demain.

Piétinez les corps des martyrs.
déchirez-les, déchirez-moi.
Je sens toujours les pulsations de l'aube,
battre dans mes blessures,
crier en moi.
Mon sang qui coule est crucifié sur mon ombre,
II clame tout ce que j'ai craché,
raconte tout ce que j'ai chanté:
l'exil, la nudité, le halètement d'un expulsé
poursuivi par des chiens policiers
et entouré de pièges.
Vous n'êtes pas des inconnus.
Je sais que vous êtes vils,
plus vils que les vils.
Vous n'êtes que des marchands,escrocs et vides.
Je vous connais,
malgré l'exil,
dans le firmament du soleil.

Driss El Meliani


 

 

 

 

Lorsque la tristesse devient braise...
L'amant qui se noyait dans le sang,
sur le rivage du soupir de l'homme,
a tendu une main
qui portait la pioche du refus,
sillonnait la carte de l'Histoire,
plantait des mots,
chantait la Résurrection.
La colère emprisonnée surgit des soubresauts de la tombe
irradiant de son coeur la patrie accablée.

Mohamed Chikki


Le prochain jeu

J'imagine ce jour sanglant
Qui portera le signe du feu et de la fumée.
Nous monterons des ruelles crasseuses
des quartiers populaires
et nous courrons vers le centre de la ville.
Les arbres trembleront
les pylônes tomberont.
Nous casserons toutes les portes des Banques
et des établissements officiels
avec des bombes de fortune
faites de boites ou de bouteilles vides.
Les écoliers sortiront leurs plumes pointues.
Ils jetteront leurs livres et leurs cartables
dans un coin de la maison.
Ces plumes seront des armes efficaces.
Le menuisier qui habite près de chez nous
quittera son échoppe une scie à la main.
Il coupera les têtes
de tous ceux qui ont fait de sa fille une putain.
Toutes les bonnes regarderont du haut des terrasses
et pousseront des youyous fervents.
Elles descendront main dans la main
au centre de la ville
avec des cordes à linge.
En colère
elles décideront de pendre leur maître bedonnant.

Moi j'observerai tous les lâches
terrés dans un coin de leur maison.



Ce jour-là
ils auront abandonné leurs actions en Bourse.
Ils resteront chez eux
dans leur belle maison.
Et pour la première fois
la dame oisive fera la vaisselle
et malhabile cassera les assiettes.
Son mari tremblera de peur
dans son lit
en faisant réciter à ses enfants
les déclinaisons latines
d'un livre de la Mission.
Ce jour-là
je ne resterai pas chez moi
une roman dans les mains.
Je sortirai mon couteau
je quitterai ma chambre
seul ou avec des amis.
Je serai au premier rang
et nous frapperons
nous briserons
nous leur arracherons leurs fusils
et nous tirerons
à tort et à travers.
Ce sera une vraie fantasia
pas pour touriste
une fête magnifique.
Tous les journaux en parleront
librement
sans commande.


Mohammed Zefzaf


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